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et exprimer non seulement ce qu’elle, Anicia, comprenait et sentait, mais encore tout ce qui faisait aussi battre le cœur de son père, de sa mère, de tous les siens, en un mot et pour mieux dire, tout cœur véritablement russe !

« Bravo, petite comtesse, affaire sûre, marche ! s’écria le « petit oncle » à la fin de la danse… Il ne te manque plus qu’un beau garçon pour mari !

— Mais pas du tout, il est tout choisi, dit Nicolas.

— Ah bah ! » reprit le vieux, stupéfait. Natacha répondit d’un signe de tête avec un joyeux sourire : « Et comme il est bien, » ajouta-t-elle. Mais à peine eut-elle prononcé ces mots, qu’un nouvel ordre d’idées et de sensations s’empara d’elle instantanément : « Nicolas a l’air de croire, pensa-t-elle, que mon André n’aurait ni approuvé ni partagé notre gaieté de ce soir, et moi je suis sûre du contraire… Où est-il à présent ? »… Et son joli visage s’assombrit l’espace d’une seconde ; « Inutile de penser à cela ! »… Et, reprenant tout son entrain, elle s’assit à côté du « petit oncle », et le pria avec instance de leur chanter encore un air : il y consentit avec plaisir.

Il chantait comme chante le paysan, pour qui toute l’importance de la chanson est dans les paroles, pour qui le motif est un accessoire qui vient de lui-même sans effort et qui sert uniquement à marquer la cadence. Aussi ce chant presque inconscient, comme celui de l’oiseau, avait-il chez le « petit oncle » un charme et un attrait tout particuliers. Natacha déclara dans son enthousiasme qu’elle jetterait là la harpe et qu’elle étudierait désormais la guitare ; et elle parvint à pincer quelques accords sur celle du « petit oncle ».

Vers les dix heures on annonça l’arrivée d’une « lineïka[1] », d’un droschki et de trois hommes à cheval, envoyés à la recherche des jeunes gens. Le comte et la comtesse s’étaient fort inquiétés, ne sachant ce qu’ils étaient devenus, disait un des valets.

Pétia fut transporté tout endormi et déposé comme un mort dans la « lineïka » ; Nicolas et Natacha montèrent en droschki ; le « petit oncle » prit grand soin de l’envelopper chaudement avec une tendresse toute paternelle ; il les reconduisit à pied jusqu’au pont, qu’il fallait laisser de côté pour traverser la

  1. Voiture très basse à quatre roues, formée de deux banquettes en long que divise le dossier et sur lesquelles on s’assied dos à dos. Ces voitures peuvent contenir une dizaine de personnes. (Note du trad.)