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regards furibonds qu’il lançait autour de lui, qu’il se croyait entouré d’ennemis, et que, offensé et malmené par tous, il venait maintenant de se réhabiliter d’une façon éclatante : « Voilà les chiens de mille roubles ! Rougaï, voici pour toi, mon vieux, tu l’as mérité ! ajouta-t-il en lui jetant la patte crottée qu’il venait de couper.

— Elle s’est éreintée, elle lui a trois fois donné la chasse toute seule, criait Nicolas, sans s’adresser à personne et sans rien entendre de ce qui se disait autour de lui.

— Le prendre en travers, la belle affaire ! dit l’écuyer d’Ilaguine.

— Du moment qu’Erza l’avait forcé, tout chien, fût-ce même un chien de basse-cour, pouvait l’attraper, » ajouta à son tour Ilaguine, la figure empourprée et hors d’haleine, par suite de sa course folle.

Natacha, également excitée, poussait de son côté des cris de triomphe si aigus, et si sauvages, que peut-être ailleurs en aurait-elle eu honte, mais ils ne faisaient qu’exprimer ses impressions et celles des autres chasseurs. Le « petit oncle » lia son lièvre, le jeta adroitement sur la croupe de son cheval, et, sans se départir de son air rogue et maussade, s’éloigna sans proférer une parole. Nicolas et Ilaguine avaient été trop froissés dans leur amour-propre de chasseurs pour reprendre tout de suite leur air affecté d’indifférence, et ils suivirent longtemps des yeux Rougaï, le vieux chien bossu qui, l’échine crottée, marchait derrière le « petit oncle », avec le calme d’un triomphateur : « Vous voyez, je suis comme tout le monde, semblait-il leur dire, mais à la chasse c’est autre chose, attention ! »

Lorsque, après cet incident le « petit oncle » s’approcha de Nicolas et s’adressa à lui, Nicolas se sentit honoré de cette marque de condescendance, malgré tout ce qui venait de se passer.


VII

Quand Ilaguine prit, vers le soir, congé de Nicolas, celui-ci se rendit compte seulement alors de l’énorme distance qui les séparait d’Otradnoë ; aussi accepta-t-il avec empressement l’invitation du « petit oncle » de laisser son équipage de chasse passer la nuit chez lui, à Mikaïlovka :