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des bouleaux, et des nuées printanières, qui couraient sur l’azur foncé du ciel. Après avoir laissé derrière lui le bac, où il avait passé l’année précédente avec Pierre, puis un village de pauvre apparence, avec ses granges et ses enclos, une descente vers le pont où un reste de neige fondait tout doucement, et la montée argileuse qui traversait des champs de blé, il entra dans un petit bois qui bordait la route des deux côtés. Grâce à l’absence de vent, il y faisait presque chaud ; aucun souffle n’agitait les bouleaux, tout couverts de feuilles naissantes, dont la sève poissait la couleur vert tendre. Par ci par là, la première herbe soulevait et perçait de ses touffes, émaillées de petites fleurs violettes, le tapis de feuilles mortes qui jonchaient le sol entre les arbres, au milieu desquels quelques sapins rappelaient désagréablement l’hiver par leur teinte sombre et uniforme. Les chevaux s’ébrouèrent : l’air était si doux qu’ils étaient couverts de sueur.

Pierre, le domestique, dit quelques mots au cocher, qui lui répondit affirmativement ; mais, l’assentiment de ce dernier ne lui suffisant pas, il se tourna vers son maître :

« Excellence, comme il fait bon respirer !

— Quoi ? Que dis-tu ?

— Il fait bon, Excellence !

— Ah oui, se dit le prince André à lui-même… Il parle sans doute du printemps ?… C’est vrai… comme tout est déjà vert, et si vite ?… Voilà le bouleau, le merisier, l’aune qui verdissent, et les chênes ?… Je n’en vois pas… Ah ! en voilà un ! »

À deux pas de lui, sur le bord de la route, un chêne, dix fois plus grand et plus fort que ses frères les bouleaux, un chêne géant, étendait au loin ses vieilles branches mutilées, et de profondes cicatrices perçaient son écorce arrachée. Ses grands bras décharnés, crochus, écartés en tous sens, lui donnaient l’aspect d’un monstre farouche, dédaigneux, plein de mépris, dans sa vieillesse, pour la jeunesse qui l’entourait et qui souriait au printemps et au soleil, dont l’influence le laissait insensible :

« Le printemps, l’amour, le bonheur ?… En êtes-vous encore à caresser ces illusions décevantes, semblait dire le vieux chêne. N’est-ce pas toujours la même fiction ? Il n’y a ni printemps, ni amour, ni bonheur !… Regardez ces pauvres sapins meurtris, toujours les mêmes… Regardez les bras noueux qui sortent partout de mon corps décharné… me voilà tel qu’ils