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je refuse, alors sûrement on me mettra en prison, on me déportera dans la province de Iakoutzk, et peut-être même me tuera-t-on immédiatement. » Et, le désespoir dans l’âme, ils partent, abandonnant la vie bonne, raisonnable, leurs femmes et leurs enfants.

Hier, j’ai rencontré un réserviste accompagné de sa mère et de sa femme. Tous les trois étaient en charrette. Lui était légèrement gris, le visage de la femme était gonflé de larmes. Il s’adressa à moi.

— Adieu, Léon Nicolaïévitch, je pars en Extrême-Orient.

— Quoi ? Est-ce que tu vas te battre ?

— Il faut bien que quelqu’un se batte.

— Personne ne doit se battre.

Il réfléchit un moment.

— Mais que faire ? Où aller ?

J’ai vu qu’il m’avait compris. Il avait compris que l’œuvre pour laquelle on l’envoie est mauvaise. Où aller ? voilà l’expression exacte de l’état d’âme qui se traduit dans le monde officiel et celui des journalistes par les mots : « Pour la religion, pour le tsar et pour la patrie ! »

Ceux qui abandonnent la famille affamée et vont à la souffrance et à la mort disent ce qu’ils sentent : « Où aller ? » et ceux qui restent en sécurité dans leurs palais luxueux disent que