Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 2.djvu/540

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sont des travaux qui n’étonnent personne, mais, pour arriver à les accomplir dans le court espace de temps accordé par la nature, il faut que du petit au grand chacun se mette à l’œuvre ; il faut que pendant trois à quatre semaines on se contente de pain, d’oignons et de kvas, qu’on ne dorme que pendant quelques heures, qu’on ne s’arrête ni jour ni nuit, et ce phénomène se réalise chaque année dans toute la Russie.

Levine se sentait à l’unisson du peuple ; il allait aux champs de grand matin, rentrait déjeuner avec sa femme et sa belle-sœur, puis retournait à la ferme, où il installait une nouvelle batteuse. Et, tout en surveillant l’ouvrage ou en causant avec son beau-père et les dames, la même question le poursuivait : « Qui suis-je ? où suis-je ? pourquoi ? »

Debout près de la grange fraîchement recouverte de chaume, il regardait la poussière produite par la batteuse danser dans l’air, la paille se répandre au dehors sur l’herbe ensoleillée, tandis que les hirondelles se réfugiaient sous la toiture, et que les travailleurs se pressaient dans l’intérieur assombri de la grange.

« Pourquoi tout cela ? pensait-il, pourquoi suis-je là à les surveiller, et eux, pourquoi font-ils preuve de zèle devant moi ? Voilà ma vieille amie Matrona (une grande femme maigre qu’il avait guérie d’une brûlure, et qui ratissait vigoureusement le sol), je l’ai guérie, c’est vrai, mais si ce n’est aujourd’hui, ce sera dans un an, ou dans dix