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devait dîner à table ou dans la chambre des enfants.

Pendant les premiers jours qui suivirent le départ d’Anna, Alexis Alexandrovitch continua ses réceptions, se rendit au conseil, et dîna chez lui comme d’habitude ; toutes les forces de son âme n’avaient qu’un but : paraître calme et indifférent. Il fit des efforts surhumains pour répondre aux questions des domestiques relativement aux mesures à prendre pour l’appartement d’Anna et ses affaires, de l’air d’un homme préparé aux événements, et qui n’y voit rien d’extraordinaire. Deux jours il réussit à dissimuler sa souffrance, mais le troisième il succomba. Un commis introduit par le domestique apporta une facture qu’Anna avait oublié de solder :

« Votre Excellence voudra bien nous excuser, dit le commis, et nous donner l’adresse de Madame, si c’est à elle que nous devons nous adresser. »

Alexis Alexandrovitch sembla réfléchir, se détourna, et s’assit près d’une table ; longtemps il resta ainsi, la tête appuyée sur sa main, essayant de parler sans y parvenir.

Korneï, le domestique, comprit son maître et fit sortir le commis.

Resté seul, Karénine sentit qu’il n’avait plus la force de lutter, fit dételer sa voiture, ferma sa porte et ne dîna pas à table.

Le dédain, la cruauté qu’il croyait lire sur le visage du commis, du domestique, de tous ceux qu’il rencontrait, lui devenaient insupportables. S’il avait mérité le mépris public par une conduite blâmable, il aurait pu espérer qu’une conduite meilleure lui