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« Tu vois quel homme cela fait ? dit-elle d’une voix tremblante.

— Pardonne-moi, interrompit Wronsky, mais je n’en suis pas fâché… Pour Dieu, laisse-moi achever, ajouta-t-il en la suppliant du regard de lui donner le temps d’expliquer sa pensée. Je n’en suis pas fâché parce qu’il est impossible d’en rester là, comme il le suppose.

— Pourquoi cela ? » demanda Anna d’une voix altérée, n’attachant plus aucun sens à ses paroles, car elle sentait son sort décidé.

Wronsky voulait dire qu’après le duel, qu’il jugeait inévitable, cette situation changerait forcément, mais il dit tout autre chose :

« Cela ne peut durer ainsi. J’espère maintenant que tu le quitteras, et que tu me permettras — ici il rougit et se troubla — de songer à l’organisation de notre vie commune ; demain… »

Elle ne le laissa pas achever :

« Et mon fils ? Tu vois ce qu’il écrit : il faudrait le quitter. Je ne le puis, ni ne le veux.

— Mais, au nom du ciel, vaut-il mieux ne pas quitter ton fils, et continuer cette existence humiliante ?

— Pour qui est-elle humiliante ?

— Pour tous, mais pour toi surtout.

— Humiliante ! ne dis pas cela, ce mot n’a pas de sens pour moi, murmura-t-elle d’une voix tremblante. Comprends donc que, du jour où je t’ai aimé, tout dans la vie s’est transformé pour moi :