Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/494

Cette page a été validée par deux contributeurs.

frait et s’épouvantait en outre d’un sentiment nouveau et inconnu jusqu’ici, qui lui semblait s’emparer de son être intérieur ; elle sentait double, comme parfois des yeux fatigués voient double, et ne savait plus ni ce qu’elle craignait, ni ce qu’elle désirait : Était-ce le passé ou l’avenir ? Que désirait-elle surtout ?

« Mon Dieu ! que m’arrive-t-il ! » pensa-t-elle en sentant tout à coup une vive douleur aux deux tempes ; elle s’aperçut alors qu’elle avait machinalement pris ses cheveux à deux mains, et qu’elle les tirait des deux côtés de sa tête. Elle sauta du lit et se mit à marcher.

« Le café est servi, et mademoiselle attend avec Serge, dit Annouchka en rentrant dans la chambre.

— Serge ? Que fait Serge ? demanda Anna, s’animant à la pensée de son fils, dont elle se rappelait pour la première fois l’existence.

— Il s’est rendu coupable, il me semble, dit en souriant Annouchka.

— Coupable de quoi ?

— Il a pris une des pêches qui se trouvaient dans le salon, et l’a mangée en cachette, à ce qu’il paraît. »

Le souvenir de son fils fit sortir Anna de cette impasse morale où elle était enfermée.

Le rôle sincère, quoique exagéré, qu’elle s’était imposé dans les dernières années, celui d’une mère consacrée à son fils, lui revint à la mémoire, et elle sentit avec bonheur qu’il lui restait, après tout, un point d’appui en dehors de son mari et de Wronsky.