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ainsi sa joie de vivre, et ne pouvait que regarder et écouter.

La foule passée, il fut saisi du sentiment de son isolement, de sa paresse physique, de l’espèce d’hostilité qui existait entre lui et ce monde de paysans.

Ces mêmes hommes avec lesquels il s’était querellé, et auxquels, si leur intention n’était pas de le tromper, il avait fait injure, le saluaient maintenant gaiement au passage, sans rancune, et aussi sans remords. Le travail avait effacé tout mauvais souvenir ; cette journée consacrée à un rude labeur trouvait sa récompense dans ce labeur même. Dieu qui avait donné ce jour, avait aussi donné la force de le traverser, et personne ne songeait à se demander pourquoi ce travail, et qui jouirait de ses fruits. C’étaient des questions secondaires et insignifiantes. Bien souvent, cette vie laborieuse avait tenté Levine ; mais aujourd’hui, sous l’impression que lui avait causée la vue d’Ivan et de sa femme, il sentait, plus vif que jamais le désir d’échanger l’existence oisive, artificielle, égoïste dont il souffrait, pour celle de ces paysans, qu’il trouvait belle, simple et pure.

Resté seul sur sa meule, tandis que les habitants du voisinage rentraient chez eux, et que ceux qui venaient de loin s’installaient pour la nuit dans la prairie et préparaient le souper, Levine, sans être vu, regardait, écoutait, songeait. Il passa presque entière sans sommeil cette courte nuit d’été.

Pendant le souper, les paysans bavardèrent gaiement, puis ils entonnèrent des chansons. Leur