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ce jour-là plus évident encore et plus désagréable. Son agitation augmentait en les voyant tous si gais, et elle éprouvait le même sentiment que lorsque petite fille, on la punissait, et qu’elle entendait de sa chambre les rires de ses sœurs sans pouvoir y prendre part.

« Dans quel but as-tu bien pu acheter ce tas de choses ? demanda la princesse en souriant à son mari et lui offrant une tasse de café.

— Que veux-tu ? on va se promener, on s’approche d’une boutique, on est aussitôt accosté : « Erlaucht, Excellenz, Durchlaucht ! » Oh ! quand on en venait à Durchlaucht, je ne résistais plus, et mes dix thalers y passaient.

— C’était uniquement par ennui, dit la princesse.

— Mais certainement, ma chère, car l’ennui est tel, qu’on ne sait où se fourrer.

— Comment peut-on s’ennuyer ? Il y a tant de choses à voir en Allemagne maintenant, dit Marie Evguénievna.

— Je sais tout ce qu’il y a d’intéressant maintenant : je connais la soupe aux pruneaux, le saucisson de pois, je connais tout.

— Vous avez beau dire, prince, leurs institutions sont intéressantes, dit le colonel.

— En quoi ? Ils sont heureux comme des sous neufs, ils ont vaincu le monde entier : qu’y a-t-il là de si satisfaisant pour moi ? Je n’ai vaincu personne, moi. Et en revanche il me faut ôter mes bottes moi-même, et, qui pis est, les poser moi-même à ma porte