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quelques secondes, elle rentra tout à fait dans le wagon et y reprit sa place.

L’état nerveux qui l’avait tourmentée ne faisait qu’augmenter ; il lui semblait toujours que quelque chose allait se rompre en elle. Impossible de dormir, mais cette tension d’esprit, ces rêveries n’avaient rien de pénible : c’était plutôt un trouble joyeux.

Vers le matin, elle s’assoupit, assise dans son fauteuil ; il faisait jour quand elle se réveilla, et l’on approchait de Pétersbourg. Le souvenir de son mari, de son fils, de sa maison avec toutes les petites préoccupations qui l’y attendaient ce jour-là et les jours suivants, lui revinrent aussitôt à la pensée.

À peine le train fut-il en gare qu’Anna descendit de wagon, et le premier visage qu’elle aperçut fut celui de son mari : « Bon Dieu ! pourquoi ses oreilles sont-elles devenues si longues ? » pensa-t-elle à la vue de la physionomie froide, mais distinguée, de son mari, et frappée de l’effet produit par les cartilages de ses oreilles sous les bords de son chapeau rond.

M. Karénine, en voyant sa femme, alla au-devant d’elle en la regardant fixement de ses grands yeux fatigués, avec un sourire ironique qui ne le quittait guère.

Ce regard émut Anna d’une façon désagréable : il lui sembla qu’elle s’attendait à trouver son mari tout autre, et un sentiment pénible s’empara de son cœur ; non seulement elle était mécontente d’elle-même, mais elle croyait encore sentir une certaine hypocrisie dans ses rapports avec Alexis Alexandro-