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rapport, est guidée par les paroles, et la nôtre par les actes.

Et voilà ce droit de dire de moi « mon cheval », le palefrenier l’avait reçu du général ; c’est pourquoi il avait fouetté l’autre palefrenier.

Cette découverte me frappa profondément et, jointe aux idées et raisonnements que suggérait aux hommes mon pelage pie, aux réflexions provoquées en moi par la trahison de ma mère, elle fit de moi le hongre sérieux et profond que je suis.

J’étais triplement malheureux : j’étais pie, j’étais hongre et les hommes s’imaginaient que j’appartenais non à Dieu et à moi-même, comme tout être vivant, mais au palefrenier chef.

Les conséquences de ce qu’ils avaient imaginé sur moi étaient multiples. La première c’est qu’on me tenait à part, j’étais mieux nourri, mené plus souvent par la bride et attelé plus tôt. J’avais deux ans quand on m’attela pour la première fois. Je me rappelle que la première fois, le palefrenier chef, qui s’imaginait que je lui appartenais, avec une foule d’autres palefreniers, se mit à m’atteler. Attendant de ma part révolte ou résistance, ils m’avaient entravé avec une corde pour me pousser dans les brancards. Ils me mirent sur le dos une large croix de cuir et l’attachèrent au brancard pour que je ne pusse frapper du derrière. Et moi, je n’attendais que l’occasion pour montrer mon désir et mon amour du travail.