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fraient et se réjouissaient une foule de gens, sans penser à nous, à notre existence qui s’en allait. Le pire pour moi, c’est que je sentais que l’habitude enfermait chaque jour notre vie dans une forme définitive, que notre affection devenait moins libre et se soumettait au cours régulier, indifférent du temps. Le matin nous étions gais, au dîner, respectueux, le soir, tendres : « Faire le bien ! » me disais-je. C’est parfait de faire le bien et de vivre honnêtement, comme il dit, mais pour cela nous aurons encore le temps et il y a quelque chose pourquoi j’ai actuellement des forces. » J’avais besoin d’autre chose, j’avais besoin de la lutte, il fallait que les sentiments nous guidassent dans la vie et non pas que la vie se guidât sur nos sentiments. J’avais le désir de m’approcher avec lui de l’abîme et de lui dire : « Un pas et je me jette là-bas ; un mouvement et je suis perdue », et que lui, pâle, au bord de l’abîme me prit dans ses bras vigoureux, me soulevât au-dessus du gouffre, de sorte que mon cœur cessât de battre, et qu’il m’emportât où il voulait.

Cet état agissait même sur ma santé, et mes nerfs commençaient à se déranger. Un matin, je me sentis pire qu’à l’ordinaire. Il revenait des bureaux de mauvaise humeur, ce qui lui arrivait rarement. Je m’en aperçus aussitôt et lui en demandai le pourquoi. Mais il ne voulait pas me le dire et se débarrassa en disant : « Ça n’en vaut pas la