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mais elle exigeait qu’il me donnât l’autre, et régulièrement, chaque jour, nous nous heurtions dans les portes. Le dîner était toujours présidé par ma belle-mère, et la conversation était raisonnable, correcte et un peu solennelle. Mes paroles simples et celles de mon mari rompaient agréablement la solennité de ces séances à table. Une discussion s’établissait parfois entre le fils et la mère et j’aimais particulièrement ces discussions et ces railleries, car en elles s’accusait très fort l’affection tendre et profonde qui les liait. Après le dîner, belle-maman s’installait dans le salon ; on coupait les livres nouvellement reçus et nous lisions à haute voix ou allions dans le divan, près du clavecin. Nous lûmes beaucoup ensemble à cette époque. Mais la musique était notre plaisir préféré et le plus grand, qui chaque fois faisait vibrer en nos cœurs une nouvelle corde et nous révélait l’un à l’autre. Quand je jouais son morceau favori, il s’asseyait sur le divan éloigné, d’où je le voyais à peine, et par une sorte de gêne, il tâchait de cacher l’impression que faisait sur lui la musique. Mais souvent, quand il ne s’y attendait pas, je me levais du piano, m’approchais de lui et essayais de saisir sur son visage des traces d’émotion ; l’éclat inusité et l’humidité des yeux, qu’il s’efforcait en vain de me cacher. Maman avait souvent le désir de venir avec nous, quand nous étions au divan, mais elle craignait sans doute de nous gêner, et