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quelque chose, quand mon meilleur temps se perd en vain ? Pourquoi ? » Et à ce pourquoi il n’y avait d’autre réponse que les larmes.

On me disait que je maigrissais et enlaidissais, mais cela ne m’intéressait point. Pourquoi ? Pourquoi ? Il me semblait que toute ma vie devait s’écouler dans cet endroit solitaire, dans la tristesse décevante d’où mon âme n’avait ni le désir, ni la force de sortir. À la fin de l’hiver, Katia commença à craindre pour moi et décida, coûte que coûte, de m’emmener à l’étranger. Mais pour cela il fallait de l’argent et nous ne savions pas ce qui nous restait de notre mère. Nous attendions de jour en jour notre tuteur qui devait venir et régler nos affaires.

Au mois de mars notre tuteur arriva.

— Eh bien ! grâce à Dieu, Sergueï Mikhaïlovitch est arrivé ! — me dit Katia, un jour que je marchais, de long en large, comme une ombre, oisive, sans pensée, sans désir. — Il s’est enquis de nous et voulait venir pour dîner. Secoue-toi, ma petite Marie, — ajouta-t-elle, — autrement, que pensera-t-il de toi ? Il vous aimait tant, tous !

Sergueï Mikhaïlovitch était notre plus proche voisin et l’ami de feu mon père, bien que plus jeune que lui. Outre que son arrivée changeait nos plans et nous donnait la possibilité de quitter la campagne, dès mon enfance j’étais habituée à l’aimer et à le respecter ; et Katia, en me conseil-