Page:Tolstoï - Œuvres complètes, vol37.djvu/311

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

seraient demandé vingt fois si l’on pouvait expédier des hommes par une telle chaleur et en une telle foule ; vingt fois, ils auraient arrêté le convoi en chemin, et voyant qu’un homme faiblissait, suffoquait, ils l’auraient fait sortir des rangs, l’eussent conduit à l’ombre ; ils lui auraient donné de l’eau, l’auraient laissé se reposer, et, en cas de malheur, auraient ressenti pour lui de la pitié. Ils n’ont rien fait de tout cela. Ils ont même empêché les autres de le faire, et cela uniquement parce qu’ils ne voient pas devant eux des hommes et leurs obligations d’hommes vis-à-vis d’eux, mais leur service et ses exigences qu’ils placent au-dessus des obligations humanitaires. Tout est là ! » se disait Nekhludov. « Dès qu’on peut admettre qu’il existe quelque chose de plus important que le sentiment de l’humanité, ne fut-ce que pour une heure et même dans un cas exceptionnel, il n’est pas de crimes qu’on ne puisse commettre envers son prochain, et s’en croire irresponsable. »

Nekhludov était tellement absorbé dans ses réflexions qu’il ne s’était pas aperçu que le temps avait changé : un nuage bas et déchiqueté cachait le soleil, et du fond de l’horizon, à l’ouest, arrivait peu à peu un nuage gris-clair, compact, qui, déjà quelque part, au loin, se déversait en une pluie oblique sur les champs et les bois. La fraîcheur arrivait du nuage. Par instants il était sillonné d’un éclair, et au fracas des wagons s’unissait de