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roubles cinquante ; alors, six roubles cinquante, c’était toute sa fortune. Moi, j’avais environ six cent mille roubles ; j’avais femme et enfants, Siméon aussi. Il était plus jeune que moi et avait moins d’enfants, mais les siens étaient petits et moi, j’avais déjà deux enfants en âge de travailler, de sorte que nos positions, sauf la situation économique, étaient égales ; la mienne était peut-être plus avantageuse. Il avait donné trois kopeks, moi vingt, à quoi correspondait ce que nous avions donné chacun ? Que devais-je donner pour faire ce qu’avait fait Siméon ? Il avait six cents kopeks, il en avait donné un, puis deux ; moi j’avais six cent mille roubles. Ainsi, pour donner ce que Siméon avait donné, il m’eût fallu donner trois mille roubles et demander deux mille d’appoint, puis laisser aussi ces deux mille au vieillard, me signer et m’en aller en causant tranquillement de la vie des ouvriers aux fabriques et du prix du foie au marché de Smolensk. Je réfléchis aussitôt à cela, mais ce fut seulement longtemps après que j’en pus tirer la conclusion qui en découle forcément. Cette conclusion est si extraordinaire et paraît si étrange que, malgré son exactitude mathématique, il faut beaucoup de temps pour s’y habituer. Il semble toujours qu’il y a quelque erreur, mais il n’y en a point. Il n’y a que les terribles ténèbres d’erreurs dans lesquelles nous vivons. C’est cette conclusion où j’arrivai, et dont je reconnus l’indiscutabilité,