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voix de baryton. Tu as raison, mange et bois un petit verre.

— Mais je ne veux pas manger.

— Voilà les inséparables ! ajouta Iachvine en regardant d’un air moqueur les deux officiers qui entraient en ce moment dans la salle. Et il s’assit près de Vronskï.

— Pourquoi n’es-tu pas venu au théâtre de Krasnoié-Sélo ? Madame Numérov n’était pas mal du tout. Où étais-tu ?

— Je suis resté longtemps chez les Tverskoï, dit Vronskï.

— Ah ! fit le capitaine.

Iachvine, joueur, noceur, homme sans principes ou plutôt à principes immoraux, était, au régiment, le meilleur ami de Vronskï. Celui-ci l’aimait pour sa force physique extraordinaire et surtout pour sa capacité de boire comme un tonneau sans qu’il y paraisse, pour la grande force morale qu’il montrait dans ses rapports envers ses chefs et ses camarades, et qui lui valait la crainte et le respect de tous ; il menait le jeu par dizaines de mille roubles, et, malgré le vin qu’il buvait, il jouait avec tant de finesse et d’adresse qu’on le regardait comme le meilleur joueur du club anglais. Vronskï le respectait et l’aimait surtout parce qu’il sentait que Iachvine, en dehors de son nom et de sa fortune, l’aimait pour lui-même. Et de tous les hommes, il était le seul à qui Vronskï eût