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qu’il se heurtait à la vie elle-même, il s’en écartait. Maintenant il éprouvait un sentiment semblable à celui qu’éprouverait un homme qui, d’ordinaire, franchit un abîme sur un pont et, tout à coup, s’aperçoit que ce pont est détruit et que l’abîme est à ses pieds. L’abîme c’était la vie elle-même, le pont, cette vie artificielle que vivait Alexis Alexandrovitch. Pour la première fois, se présentait à lui la possibilité que sa femme aimât quelqu’un et cette idée l’effrayait.

Sans se déshabiller, il marchait à pas réguliers et sonores, sur le parquet de la salle à manger, éclairée seulement d’une lampe, sur le tapis du salon obscur où la lumière se reflétait seulement sur son grand portrait fait récemment et suspendu au-dessus du divan, et à travers son cabinet de travail où brûlaient deux bougies éclairant les portraits de ses parents et de ses amis et les jolis bibelots si familiers de sa table de travail. Traversant la chambre de sa femme, il arrivait jusqu’à la porte de sa chambre à coucher et retournait sur ses pas. À chaque instant, surtout sur le parquet de la salle à manger, il s’arrêtait et se disait : « Oui, il faut élucider la question et se décider. » Et il retournait sur ses pas. « Mais qu’élucider ? Quelle décision prendre ? » se disait-il au salon, et il ne trouvait pas la réponse. « Enfin, se demandait-il avant d’entrer dans son cabinet, qu’est-il arrivé ? Rien. Elle a causé longtemps avec lui. Eh