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Le visage du fou, encadré de mèches irrégulières, d’une longue barbe fauve, était maigre et jaune.

Les prunelles noires, mobiles, inquiètes, couraient à la partie inférieure de l’œil.

— Hé ! Arrête-toi ! te dis-je ! cria-t-il d’une voix perçante, et il ajouta encore autre chose avec des contorsions et des gestes désordonnés.

Il rejoignit la voiture et courut à côté d’elle.

— On m’a tué trois fois ; trois fois j’ai ressuscité d’entre les morts. Ils m’ont lapidé ; ils m’ont crucifié… je ressusciterai… ressusciterai… ressusciterai… Ils ont estropié mon corps. Le royaume de Dieu disparaîtra. Trois fois je détruirai et trois fois je bâtirai ! criait-il toujours et de plus en plus fort.

Tout à coup le comte Rostoptchine pâlit comme il avait pâli quand la foule s’était jetée sur Vereschaguine. Il se détourna.

— Va… va plus vite ! cria-t-il au cocher d’une voix tremblante. La voiture filait à toute vitesse, mais pendant longtemps encore le comte Rostoptchine entendait derrière lui le cri lointain, fou, désespéré, et devant ses yeux, il voyait le visage étonné, ensanglanté du traître en pelisse courte fourrée. Bien que ce souvenir fût récent, Rostoptchine sentait que déjà il était entré profondément dans son cœur. Il sentait nettement que la trace sanglante de ce souvenir ne s’effacerait jamais, qu’elle resterait aussi longtemps que durerait sa vie, et que plus il vivrait, plus douloureuse elle