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contraindre, et on n’a nulle espérance de l’y faire consentir. Aussi le projet de loi ne propose-t-il rien de semblable. Dès que le soldat placé dans le nouveau village arrive au terme de son service, il redevient un simple citoyen, soumis aux lois et aux usages civils de la patrie. Ainsi donc, remarquez-le bien, il ne s’agit pas, en réalité, de faire une colonisation militaire, mais d’obtenir une colonisation civile à l’aide de l’armée. Le côté militaire de la question perd aussitôt presque toute son importance, et c’est le côté économique qu’il faut regarder.

Dans tous les pays nouveaux où les Européens se sont établis, l’œuvre de la colonisation s’est divisée naturellement en deux parts. Le gouvernement s’est chargé de tous les travaux qui avaient un caractère public et qui se rapportaient à des intérêts collectifs. Il a fait les routes, creusé les canaux, desséché les marais, élevé les écoles et les églises.

Les particuliers ont seuls entrepris tous les travaux qui avaient un caractère individuel et privé. Ils ont apporté le capital et les bras, bâti les maisons, défriché les champs, planté les vergers… Ce n’est pas par hasard que cette division dans le travail colonial s’est naturellement établie partout ; elle n’a, en effet, rien d’arbitraire.

Si l’Etat quittait la sphère des intérêts publics pour prendre en main les intérêts particuliers des colons, et essayait de fournir à ceux ci le capital dont ils manquent, il entreprendrait une œuvre tout à la fois très-onéreuse et assez stérile.

Onéreuse, car il n’y a pas d’établissement agricole dans un pays nouveau, qui ne coûte très-cher, relativement à son importance. Nulle colonie n’a fait exception à cette règle. Si le particulier y dépense beaucoup, quand il prend l’argent qu’il emploie dans sa propre bourse, à plus forte raison lorsqu’il puise dans le Trésor public.

L’œuvre, est de plus, stérile, ou du moins peu productive. L’État, quels que soient ses efforts, ne peut pourvoir à tous les frais que supposent l’établissement et le maintien d’une famille. Ses secours, qui suffisent pour faire commencer l’entreprise, ne sont presque jamais suffisants pour qu’on la mène à bien ; ils n’ont eu le plus souvent, pour résultat, que d’induire des hommes imprudents à tenter plus que leurs forces ne leur permettent de faire.