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surveiller et régler les rapports qui allaient s’établir entre les deux parties du corps social. Les ouvriers des colonies eurent précisément les mêmes droits dont jouissaient ceux de la métropole ; comme eux, ils purent, suivant leur caprice, décider souverainement de l’emploi de leur temps, fixer le taux et déterminer l’usage de leurs salaires.

Cette transformation complète de la société coloniale en société libre était prématurée. Les Anglais s’étaient aperçus, durant la demi-liberté de l’apprentissage, que la plupart des craintes que les colons avaient fait concevoir sur le naturel des noirs étaient mal fondées. Le nègre leur avait paru ressembler parfaitement à tous les autres hommes. Ils l’avaient vu actif quand il travaillait moyennant salaire, avide des biens que la civilisation procure lorsqu’il pouvait les acquérir, attaché aux lois quand la loi lui était devenue bienveillante, prêt à apprendre dès qu’il avait senti l’utililé de l’instruction, sédentaire dès qu’il avait eu son domicile, régulier dans ses mœurs dès qu’il lui avait été permis de jouir des joies de la famille. ils en avaient conclu que ces hommes ne différaient pas assez de nous pour qu’il fut nécessaire de leur appliquer une autre législation que la nôtre. Les colons, en menaçant sans cesse le gouvernement anglais de dangers imaginaires, avaient détourné son attention des dangers réels.

Le vrai péril contre lequel il fallait se préparer à lutter naissait en effet bien moins du caractère particulier des noirs que des conditions spéciales dans lesquelles la société coloniale allait se trouver placée.

Avant l’émancipation, il n’y avait, à vrai dire, dans les colonies anglaises, qu’une seule industrie, celle des sucres. Tout ce que celle-là ne produisait pas était apporté d’ailleurs. Chaque colonie était une vaste manufacture à sucre ; c’était là un état évidemment factice, il ne pouvait se maintenir que parce que la population sucrière étant esclave pouvait être attacbée tout entière aux mêmes travaux.

Du moment où les ouvriers ont été libres de choisir leur industrie, il était naturel qu’un certain nombre d’entre eux, suivant la diversité des facultés et des goûts, en ait choisi une autre que celle des sucres, et, sans renoncer au travail, ait quitté ses anciens ateliers, pour aller chercher fortune ailleurs. Du moment surtout où les ouvriers, au lieu de travailler pour un maître, ont pu acquérir des terres et gagner, en travaillant pour eux-mêmes, plus qu’ils