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de douceur. On peut, du reste, s’en convaincre en parcourant les ordonnances rendues par les rois d’Espagne à une époque où, chez toutes les nations de l’Europe, le code noir était encore si fortement empreint de barbarie. Les Espagnols, qui se sont montrés si cruels envers les Indiens, ont toujours conduit les nègres avec une humanité singulière. Dans leurs colonies, le noir a été beaucoup plus près du blanc que dans toutes les autres, et l’autorité du maître y a souvent ressemblé à celle du père de famille. L’esclave, mieux traité, y soupirait moins après une liberté qui devait èlre précédée de grands efforts. Le législateur lui accordait un droit dont il était peu fréquent qu’il voulût user.

Les règles dont on parle ont été d’ailleurs introduites chez les Espagnols dans un temps où l’esclavage, établi dans les lois et dans les mœurs, était le sort commun et paraissait la destinée naturelle de la race noire. La liberté n’apparaissait alors aux yeux des nègres que comme un état rare et singulier. Rien ne les sollicitait vivement de la saisir. Aujourd’hui tout les y excite : aujourd’hui que l’esclavage est frappé d’une réprobation universelle, et n’apparaît que comme un abus de la force ; qu’il est attaqué énergiquement par les mœurs et mollement défendu par les lois ; qu’il est devenu un fait transitoire et exceptionnel ; aujourd’hui que la liberté est assez générale et assez proche pour qu’à sa vue toutes les imaginations s’enflamment d’avance.

Un autre mode d’émancipation graduelle a été également proposé par l’honorable M. de Tracy.

Sans détruire l’esclavage de la génération présente, il consiste à déclarer libres tous les enfants à naître.

Ce moyen n’amène pas à sa suite les résultats fâcheux qui viennent d’être signalés ; mais il présente d’autres difficultés et d’autres périls.

Maintenant que le mariage est presque inconnu parmi les esclaves, il n’existe guère de rapport naturel et nécessaire qu’entre la mère et l’enfant. Ce dernier lien de la famille, qu’il serait si important de conserver, est rompu, si, tandis, que l’enfant est traité comme un homme libre, la mère reste dans l’esclavage ; si, par une interversion monstrueuse, l’une est placée dans l’échelle sociale plus bas que l’autre : état contre nature, et dont il ne saurait jamais sortir rien d’utile ni de bon.