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d’ateliers, de bureaux, de casernes et de cent autres édifices que réclament les besoins d’un grand arsenal maritime. Des forts fondés au milieu de la mer, des fortifications formidables sur le rivage, des redoutes sur les hauteurs, assurent sa défense. Quatre-vingts ans de travaux et plus de deux cents millions de dépenses, voilà le Cherbourg de nos jours. La plupart de ces travaux n’avaient pas de précédents dans l’histoire de l’industrie humaine. Aussi n’ont-ils été entrepris et suivis qu’avec beaucoup d’hésitations et de craintes. Cent fois abandonnés, ils ont été cent fois repris. Longtemps on a douté de leur succès ; on en doutait encore, il y a bien peu d’années. L’idée d’une création si vaste n’a pas été conçue d’un seul coup ni par un seul homme, et cela est très-heureux, car vraisemblablement on eût reculé devant l’entreprise, si elle s’était tout d’abord manifestée dans son immensité, il en a souvent été ainsi des plus grandes œuvres exécutées par les hommes, et rien ne saurait nous porter plus efficacement à la modestie que de penser que la plupart d’entre elles n’ont point d’abord été imaginées dans leur ensemble par leurs auteurs, et qu’elles n’ont été complétées que peu à peu, plutôt à cause de l’impossibilité de s’arrêter que par un dessein prémédité à l’avance d’aller jusqu’au bout.

Notre but est de faire ici le récit de cette singulière et longue entreprise ; démontrer à travers quelles vicissitudes elle a été conduite ; au milieu de quelles incertitudes elle a été commencée ; par quelles fautes, par quelles erreurs, par quels incidents elle a été traversée ; quel a été enfin son résultat. Ce résultat est grand, sans doute ; mais ce qui paraîtra plus grand encore, c’est cette lutte opiniâtre mêlée de succès et de revers qui se poursuit pendant près d’un siècle entre l’esprit humain et la matière, représentés par ces deux champions formidables : la France et l’Océan. Cherbourg ayant été choisi comme le point de la Manche où devaient s’exécuter les travaux, il convint de savoir ce