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Je sais que dans un temps comme le nôtre, où l'on voit s'éteindre graduellement l'amour et le respect qui s'attachaient jadis au pouvoir, il peut paraître nécessaire aux gouvernants d'enchaîner plus étroitement, par son intérêt, chaque homme, et qu'il leur semble commode de se servir de ses passions mêmes pour le tenir dans l'ordre et dans le silence ; mais il n'en saurait être ainsi longtemps, et ce qui peut paraître durant une certaine période une cause de force, devient assurément à la longue un grand sujet de trouble et de faiblesse.

Chez les peuples démocratiques comme chez tous les autres, le nombre des emplois publics finit par avoir des bornes ; mais, chez ces mêmes peuples, le nombre des ambitieux n'en a point ; il s'accroît sans cesse, par un mouvement graduel et irrésistible, à mesure que les conditions s'égalisent ; il ne se borne que quand les hommes manquent.

Lors donc que l'ambition n'a d'issue que vers l'administration seule, le gouvernement finit nécessairement par rencontrer une opposition permanente ; car sa tâche est de satisfaire avec des moyens limités des désirs qui se multiplient sans limites. Il faut se bien convaincre que, de tous les peuples du monde, le plus difficile à contenir et à diriger, c'est un peuple de solliciteurs. Quelques efforts que fassent ses chefs, ils ne sauraient jamais le satisfaire, et l'on doit toujours appréhender qu'il ne renverse enfin la constitution du pays et ne change la face de l'État, par le seul besoin de faire vaquer des places.