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n’existe pas d’infériorité naturelle et permanente entre le serviteur et le maître. Mais cette foi nouvelle n’a pas encore pénétré jusqu’au fond de l’esprit de celui-ci, ou plutôt son cœur la repousse. Dans le secret de son âme, le maître estime encore qu’il est d’une espèce particulière et supérieure ; mais il n’ose le dire, et il se laisse attirer en frémissant vers le niveau. Son commandement en devient tout à la fois timide et dur ; déjà il n’éprouve plus pour ses serviteurs les sentiments protecteurs et bienveillants qu’un long pouvoir incontesté fait toujours naître, et il s’étonne qu’étant lui-même changé, son serviteur change ; il veut que, ne faisant pour ainsi dire que passer à travers la domesticité, celui-ci y contracte des habitudes régulières et permanentes ; qu’il se montre satisfait et fier d’une position servile, dont tôt ou tard il doit sortir ; qu’il se dévoue pour un homme qui ne peut ni le protéger ni le perdre, et qu’il s’attache enfin, par un lien éternel, à des êtres qui lui ressemblent et qui ne durent pas plus que lui.

Chez les peuples aristocratiques, il arrive souvent que l’état de domesticité n’abaisse point l’âme de ceux qui s’y soumettent, parce qu’ils n’en connaissent et qu’ils n’en imaginent pas d’autres, et que la prodigieuse inégalité qui se fait voir entre eux et le maître leur semble l’effet nécessaire et inévitable de quelque loi cachée de la Providence.

Sous la démocratie, l’état de domesticité n’a rien qui dégrade, parce qu’il est librement choisi, passagèrement adopté, que l’opinion publique ne le flétrit point, et qu’il