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nous ne sommes plus si roués ; un en huit jours, pour entretenir la justice. Il est vrai que la penderie me paraît maintenant un rafraîchissement. J’ai une tout autre idée de la justice, depuis que je suis en ce pays. Vos galériens me paraissent une société d’honnêtes gens qui se sont retirés du monde pour mener une vie douce. »

On aurait tort de croire que madame de Sévigné, qui traçait ces lignes, fût une créature égoïste et barbare : elle aimait avec passion ses enfants, et se montrait fort sensible aux chagrins de ses amis ; et l’on aperçoit même, en la lisant, qu’elle traitait avec bonté et indulgence ses vassaux et ses serviteurs. Mais madame de Sévigné ne concevait pas clairement ce que c’était que de souffrir quand on n’était pas gentilhomme.

De nos jours, l’homme le plus dur, écrivant à la personne la plus insensible, n’oserait se livrer de sang-froid au badinage cruel que je viens de reproduire, et, lors même que ses mœurs particulières lui permettraient de le faire, les mœurs générales de la nation le lui défendraient.

D’où vient cela ? Avons-nous plus de sensibilité que nos pères ? Je ne sais ; mais, à coup sûr, notre sensibilité se porte sur plus d’objets.

Quand les rangs sont presque égaux chez un peuple, tous les hommes ayant à peu près la même manière de penser et de sentir, chacun d’eux peut juger en un moment des sensations de tous les autres : il jette un coup d’œil rapide sur lui-même ; cela lui suffit. Il n’y a donc pas de misères qu’il ne conçoive sans peine, et dont un