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Ces mêmes institutions aristocratiques, qui avaient rendu si différents les êtres d’une même espèce, les avaient cependant unis les uns aux autres par un lien politique fort étroit.

Quoique le serf ne s’intéressât pas naturellement au sort des nobles, il ne s’en croyait pas moins obligé de se dévouer pour celui d’entre eux qui était son chef ; et, bien que le noble se crût d’une autre nature que les serfs, il jugeait néanmoins que son devoir et son honneur le contraignaient à défendre, au péril de sa propre vie, ceux qui vivaient sur ses domaines.

Il est évident que ces obligations mutuelles ne naissaient pas du droit naturel, mais du droit politique, et que la société obtenait plus que l’humanité seule n’eût pu faire. Ce n’était point à l’homme qu’on se croyait tenu de prêter appui ; c’était au vassal ou au seigneur. Les institutions féodales rendaient très-sensible aux maux de certains hommes, non point aux misères de l’espèce humaine. Elles donnaient de la générosité aux mœurs plutôt que de la douceur, et, bien qu’elles suggérassent de grands dévouements, elles ne faisaient pas naître de véritables sympathies ; car il n’y a de sympathies réelles qu’entre gens semblables ; et, dans les siècles aristocratiques, on ne voit ses semblables que dans les membres de sa caste.

Lorsque les chroniqueurs du moyen âge, qui tous, par leur naissance ou leurs habitudes, appartenaient à l’aristocratie, rapportent la fin tragique d’un noble, ce sont des douleurs infinies ; tandis qu’ils racontent tout