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tats presque certains, mais lents. On ne s’y enrichit que peu à peu et avec peine. L’agriculture ne convient qu’à des riches qui ont déjà un grand superflu, ou à des pauvres qui ne demandent qu’à vivre. Son choix est fait : il vend son champ, quitte sa demeure, et va se livrer à quelque profession hasardeuse, mais lucrative.

Or, les sociétés démocratiques abondent en gens de cette espèce ; et, à mesure que l’égalité des conditions devient plus grande, leur foule augmente.

La démocratie ne multiplie donc pas seulement le nombre des travailleurs ; elle porte les hommes à un travail plutôt qu’à un autre ; et, tandis qu’elle les dégoûte de l’agriculture, elle les dirige vers le commerce et l’industrie[1].

Cet esprit se fait voir chez les plus riches citoyens eux-mêmes.

Dans les pays démocratiques, un homme, quelque

  1. On a remarqué plusieurs fois que les industriels et les commerçants étaient possédés du goût immodéré des jouissances matérielles, et on a accusé de cela le commerce et l’industrie ; je crois qu’ici on a pris l’effet pour la cause.

    Ce n’est pas le commerce et l’industrie qui suggèrent le goût des jouissances matérielles aux hommes, mais plutôt ce goût qui porte les hommes vers les carrières industrielles et commerçantes, où ils espèrent se satisfaire plus complètement et plus vite.

    Si le commerce et l’industrie font augmenter le désir du bien-être, cela vient de ce que toute passion se fortifie à mesure qu’on s’en occupe davantage, et s’accroît par tous les efforts qu’on tente pour l’assouvir.

    Toutes les causes qui font prédominer dans le cœur humain l’amour des biens de ce monde, développent l’industrie et le commerce. L’égalité est une de ces causes. Elle favorise le commerce, non pas directement en donnant aux hommes le goût du négoce, mais indirectement en fortifiant et généralisant dans leurs âmes l’amour du bien-être.