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autres songent sans cesse aux biens qu’ils n’ont pas.

C’est une chose étrange de voir avec quelle sorte d’ardeur fébrile les Américains poursuivent le bien-être, et comme ils se montrent tourmentés sans cesse par une crainte vague de n’avoir pas choisi la route la plus courte qui peut y conduire.

L’habitant des États-Unis s’attache aux biens de ce monde, comme s’il était assuré de ne point mourir, et il met tant de précipitation à saisir ceux qui passent à sa portée, qu’on dirait qu’il craint à chaque instant de cesser de vivre avant d’en avoir joui. Il les saisit tous, mais sans les étreindre, et il les laisse bientôt échapper de ses mains pour courir après des jouissances nouvelles.

Un homme aux États-Unis bâtit avec soin une demeure pour y passer ses vieux jours, et il la vend pendant qu’on en pose le faîte ; il plante un jardin, et il le loue comme il allait en goûter les fruits ; il défriche un champ, et il laisse à d’autres le soin d’en récolter les moissons. Il embrasse une profession, et la quitte. Il se fixe dans un lieu dont il part peu après pour aller porter ailleurs ses changeants désirs. Ses affaires privées lui donnent-elles quelque relâche, il se plonge aussitôt dans le tourbillon de la politique. Et quand, vers le terme d’une année remplie de travaux, il lui reste encore quelques loisirs, il promène çà et là dans les vastes limites des États-Unis sa curiosité inquiète. Il fera ainsi cinq cents lieues en quelques jours, pour se mieux distraire de son bonheur.