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toutes, et il s’établit une sorte d’opinion publique qui tend à faire considérer une association quelconque comme une entreprise hardie et presque illicite[1].

C’est donc une chimère que de croire que l’esprit d’association, comprimé sur un point, ne laissera pas de se développer avec la même vigueur sur tous les autres, et qu’il suffira de permettre aux hommes d’exécuter en commun certaines entreprises, pour qu’ils se hâtent de le tenter. Lorsque les citoyens auront la faculté et l’habitude de s’associer pour toutes choses, ils s’associeront aussi volontiers pour les petites que pour les grandes. Mais s’ils ne peuvent s’associer que pour les petites, ils ne trouveront pas même l’envie et la capacité de le faire. En vain leur laisserez-vous l’entière liberté de s’occuper en commun de leur négoce : ils n’useront que nonchalamment des droits qu’on leur accorde ;

  1. Cela est surtout vrai lorsque c’est le pouvoir exécutif qui est chargé de permettre ou de défendre les associations suivant sa volonté arbitraire.

    Quand la loi se borne à prohiber certaines associations et laisse aux tribunaux le soin de punir ceux qui désobéissent, le mal est bien moins grand ; chaque citoyen sait alors à peu près d’avance sur quoi compter ; il se juge en quelque sorte lui-même avant ses juges, et s’écartant des associations défendues, il se livre aux associations permises. C’est ainsi que tous les peuples libres ont toujours compris qu’on pouvait restreindre le droit d’association. Mais s’il arrivait que le législateur chargeât un homme de démêler d’avance quelles sont les associations dangereuses et utiles, et le laissât libre de détruire toutes les associations dans leur germe ou de les laisser naître, personne ne pouvant plus prévoir d’avance dans quel cas on peut s’associer, et dans quel autre il faut s’en abstenir, l’esprit d’association serait entièrement frappé d’inertie. La première de ces deux lois n’attaque que certaines associations, la seconde s’adresse à la société elle-même et la blesse. Je conçois qu’un gouvernement régulier ait recours à la première, mais je ne reconnais à aucun gouvernement le droit de porter la seconde.