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les écarteront insensiblement du bon sens et les conduiront enfin hors de la nature.

À force de vouloir parler autrement que le vulgaire ils en viendront à une sorte de jargon aristocratique qui n’est guère moins éloigné du beau langage que le patois du peuple.

Ce sont là les écueils naturels de la littérature dans les aristocraties.

Toute aristocratie qui se met entièrement à part du peuple devient impuissante. Cela est vrai dans les lettres aussi bien qu’en politique[1].

Retournons présentement le tableau et considérons le revers.

Transportons-nous au sein d’une démocratie que ses anciennes traditions et ses lumières présentes rendent sensible aux jouissances de l’esprit. Les rangs y sont mêlés et confondus ; les connaissances comme le pouvoir y sont divisés à l’infini, et, si j’ose le dire, éparpillés de tous côtés.

Voici une foule confuse dont les besoins intellectuels sont à satisfaire. Ces nouveaux amateurs des plaisirs de

  1. Tout ceci est surtout vrai des pays aristocratiques, qui ont été longtemps et paisiblement soumis au pouvoir d’un roi.

    Quand la liberté règne dans une aristocratie, les hautes classes sont sans cesse obligées de se servir des basses ; et, en s’en servant, elles s’en rapprochent. Cela fait souvent pénétrer quelque chose de l’esprit démocratique dans leur sein. Il se développe, d’ailleurs, chez un corps privilégié qui gouverne une énergie et une habitude d’entreprise, un goût du mouvement et du bruit, qui ne peuvent manquer d’influer sur tous les travaux littéraires.