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Les modernes, après avoir aboli l’esclavage, ont donc encore à détruire trois préjugés bien plus insaisissables et plus tenaces que lui : le préjugé du maître, le préjugé de race, et enfin le préjugé du blanc.

Il nous est fort difficile, à nous qui avons eu le bonheur de naître au milieu d’hommes que la nature avait faits nos semblables et la loi nos égaux ; il nous est fort difficile, dis-je, de comprendre quel espace infranchissable sépare le nègre d’Amérique de l’Européen. Mais nous pouvons en avoir une idée éloignée en raisonnant par analogie.

Nous avons vu jadis parmi nous de grandes inégalités qui n’avaient leurs principes que dans la législation. Quoi de plus fictif qu’une infériorité purement légale ! Quoi de plus contraire à l’instinct de l’homme que des différences permanentes établies entre des gens évidemment semblables ! Ces différences ont cependant subsisté pendant des siècles ; elles subsistent encore en mille endroits ; partout elles ont laissé des traces imaginaires, mais que le temps peut à peine effacer. Si l’inégalité créée seulement par la loi est si difficile à déraciner, comment détruire celle qui semble, en outre, avoir ses fondements immuables dans la nature elle-même ?

Pour moi, quand je considère avec quelle peine les corps aristocratiques, de quelque nature qu’ils soient,

    fériorité intellectuelle et morale de leurs anciens esclaves, il faudrait que les nègres changeassent, et ils ne peuvent changer tant que subsiste cette opinion.