Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 2.djvu/297

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ainsi donc, quand l’Indien veut vendre les fruits de ses travaux, il ne trouve pas toujours l’acheteur que le cultivateur européen découvre sans peine, et il ne saurait produire qu’à grands frais ce que l’autre livre à bas prix.

L’Indien ne s’est donc soustrait aux maux auxquels sont exposées les nations barbares que pour se soumettre aux plus grandes misères des peuples policés, et il rencontre presque autant de difficultés à vivre au sein de notre abondance qu’au milieu de ses forêts.

Chez lui, cependant, les habitudes de la vie errante ne sont pas encore détruites. Les traditions n’ont pas perdu leur empire ; le goût de la chasse n’est pas éteint. Les joies sauvages qu’il a éprouvées jadis au fond des bois se peignent alors avec de plus vives couleurs à son imagination troublée ; les privations qu’il y a endurées lui semblent au contraire moins affreuses, les périls qu’il y rencontrait moins grands. L’indépendance dont il jouissait chez ses égaux contraste avec la position servile qu’il occupe dans une société civilisée.

D’un autre côté, la solitude dans laquelle il a si longtemps vécu libre est encore près de lui ; quelques heures de marche peuvent la lui rendre. Du champ à moitié défriché dont il tire à peine de quoi se nourrir, les Blancs ses voisins lui offrent un prix qui lui semble élevé. Peut-être cet argent que lui présentent les Européens lui permettrait-il de vivre heureux et tranquille loin d’eux. Il quitte la charrue, reprend ses armes, et rentre pour toujours au désert[1].

  1. Cette influence destructive qu’exercent les peuples très-civilisés