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Quelle force reste-t-il aux coutumes chez un peuple qui a entièrement changé de face et qui en change sans cesse, où tous les actes de tyrannie ont déjà un précédent, où tous les crimes peuvent s’appuyer sur un exemple, où l’on ne saurait rien rencontrer d’assez ancien pour qu’on redoute de le détruire, ni rien concevoir de si nouveau qu’on ne puisse l’oser ?

Quelle résistance offrent des mœurs qui se sont déjà pliées tant de fois ?

Que peut l’opinion publique elle-même, lorsqu’il n’existe pas vingt personnes qu’un lien commun rassemble ; quand il ne se rencontre ni un homme, ni une famille, ni un corps, ni une classe, ni une association libre qui puisse représenter et faire agir cette opinion ?

Quand chaque citoyen étant également impuissant, également pauvre, également isolé, ne peut opposer que sa faiblesse individuelle à la force organisée du gouvernement ?

Pour concevoir quelque chose d’analogue à ce qui se passerait alors parmi nous, ce n’est point à nos annales qu’on devrait recourir. Il faudrait peut-être interroger les monuments de l’antiquité et se reporter à ces siècles affreux de la tyrannie romaine, où les mœurs étant corrompues, les souvenirs effacés, les habitudes détruites, les opinions chancelantes, la liberté chassée des lois ne sut plus où se réfugier pour trouver un asile ; où rien ne garantissant plus les citoyens, et les citoyens ne se garantissant plus eux-mêmes, on vit des hommes se jouer de la nature humaine, et des princes lasser la