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nsylvanie, la nuit me surprit, et j’allai demander asile à la porte d’un riche planteur : c’était un Français. Il me fit asseoir auprès de son foyer, et nous nous mîmes à discourir librement, comme il convient à des gens qui se retrouvent au fond d’un bois à deux mille lieues du pays qui les a vus naître. Je n’ignorais pas que mon hôte avait été un grand niveleur il y a quarante ans et un ardent démagogue. Son nom était resté dans l’histoire.

Je fus donc étrangement surpris de l’entendre discuter le droit de propriété comme aurait pu le faire un économiste, j’allais presque dire un propriétaire ; il parla de la hiérarchie nécessaire que la fortune établit parmi les hommes, de l’obéissance à la loi établie, de l’influence des bonnes mœurs dans les républiques, et du secours que les idées religieuses prêtent à l’ordre et à la liberté : il lui arriva même de citer comme par mégarde, à l’appui d’une de ses opinions politiques, l’autorité de Jésus-Christ.

J’admirais en l’écoutant l’imbécillité de la raison humaine. Cela est vrai ou faux : comment le découvrir au milieu des incertitudes de la science et des leçons diverses de l’expérience ? Survient un fait nouveau qui lève tous mes doutes. J’étais pauvre, me voici riche : du moins si le bien-être, en agissant sur ma conduite, laissait mon jugement en liberté ! Mais non, mes opinions sont en effet changées avec ma fortune, et dans l’événement heureux dont je profite, j’ai réellement découvert la raison déterminante qui jusque-là m’avait manqué.