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qui, partant des bords de l’Atlantique, se dirige sans cesse vers l’intérieur du pays, suffisent et suffiront longtemps encore pour empêcher le morcellement des héritages. »

Il serait difficile de peindre l’avidité avec laquelle l’Américain se jette sur cette proie immense que lui offre la fortune. Pour la poursuivre, il brave sans crainte la flèche de l’Indien et les maladies du désert ; le silence des bois n’a rien qui l’étonne, l’approche des bêtes farouches ne l’émeut point : une passion plus forte que l’amour de la vie l’aiguillonne sans cesse. Devant lui s’étend un continent presque sans bornes, et on dirait que, craignant déjà d’y manquer de place, il se hâte de peur d’arriver trop tard. J’ai parlé de l’émigration des anciens États ; mais que dirai-je de celle des nouveaux ? Il n’y a pas cinquante ans que l’Ohio est fondé ; le plus grand nombre de ses habitants n’y a pas vu le jour ; sa capitale ne compte pas trente années d’existence, et une immense étendue de champs déserts couvre encore son territoire ; déjà cependant la population de l’Ohio s’est remise en marche vers l’Ouest : la plupart de ceux qui descendent dans les fertiles prairies de l’Illinois sont des habitants de l’Ohio. Ces hommes ont quitté leur première patrie pour être bien ; ils quittent la seconde pour être mieux encore : presque partout ils rencontrent la fortune, mais non pas le bonheur. Chez eux, le désir du bien-être est devenu une passion inquiète et ardente qui s’accroît en se satisfaisant. Ils ont jadis brisé les liens qui les attachaient au sol natal ; depuis ils n’en ont point formé d’autres. Pour eux l’émigration a commencé par