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plus l’on se sent convaincu que le corps des légistes forme dans ce pays le plus puissant et, pour ainsi dire, l’unique contrepoids de la démocratie.

C’est aux États-Unis qu’on découvre sans peine combien l’esprit légiste, par ses qualités, et je dirai même par ses défauts, est propre à neutraliser les vices inhérents au gouvernement populaire.

Lorsque le peuple américain se laisse enivrer par ses passions, ou se livre à l’entraînement de ses idées, les légistes lui font sentir un frein presque invisible qui le modère et l’arrête. A ses instincts démocratiques, ils opposent secrètement leurs penchants aristocratiques ; à son amour de la nouveauté, leur respect superstitieux de ce qui est ancien ; à l’immensité de ses desseins, leurs vues étroites ; à son mépris des règles, leur goût des formes ; et à sa fougue, leur habitude de procéder avec lenteur.

Les tribunaux sont les organes les plus visibles dont se sert le corps des légistes pour agir sur la démocratie.

Le juge est un légiste qui, indépendamment du goût de l’ordre et des règles qu’il a contracté dans l’étude des lois, puise encore l’amour de la stabilité dans l’inamovibilité de ses fonctions. Ses connaissances légales lui avaient déjà assuré une position élevée parmi ses semblables ; son pouvoir politique achève de le placer dans un rang à part, et de lui donner les instincts des classes privilégiées.

Armé du droit de déclarer les lois inconstitutionnelles,