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prospérité comme son ouvrage. Il voit donc dans la fortune publique la sienne propre, et il travaille au bien de l’État, non seulement par devoir ou par orgueil, mais j’oserais presque dire par cupidité.

On n’a pas besoin d’étudier les institutions et l’histoire des Américains pour connaître la vérité de ce qui précède, les mœurs vous en avertissent assez. L’Américain prenant part à tout ce qui se fait dans ce pays se croit intéressé à défendre tout ce qu’on y critique ; car ce n’est pas seulement son pays qu’on attaque alors, c’est lui-même : aussi voit-on son orgueil national recourir à tous les artifices et descendre à toutes les puérilités de la vanité individuelle.

Il n’y a rien de plus gênant dans l’habitude de la vie que ce patriotisme irritable des Américains. L’étranger consentirait bien à louer beaucoup dans leur pays ; mais il voudrait qu’on lui permît de blâmer quelque chose, et c’est ce qu’on lui refuse absolument.

L’Amérique est donc un pays de liberté, où, pour ne blesser personne, l’étranger ne doit parler librement ni des particuliers, ni de l’État, ni des gouvernés, ni des gouvernants, ni des entreprises publiques, ni des entreprises privées ; de rien enfin de ce qu’on y rencontre, sinon peut-être du climat et du sol ; encore trouve-t-on des Américains prêts à défendre l’un et l’autre, comme s’ils avaient concouru à les former.

De nos jours , il faut savoir prendre son parti et oser choisir entre le patriotisme de tous et le gouvernement du petit nombre, car on ne peut réunir à la fois la force