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vertus ; il a admis, pour règle de ses actions, la doctrine de l’intérêt, sans en connaître la science, et son égoïsme est aussi dépourvu de lumières que l’était jadis son dévouement.

La société est tranquille, non point parce qu’elle a la conscience de sa force et de son bien-être, mais au contraire parce qu’elle se croit faible et infirme ; elle craint de mourir en faisant un effort ; chacun sent le mal, mais nul n’a le courage et l’énergie nécessaires pour chercher le mieux ; on a des désirs, des regrets, des chagrins et des joies qui ne produisent rien de visible, ni de durable, semblables à des passions de vieillards qui n’aboutissent qu’à l’impuissance.

Ainsi nous avons abandonné ce que l’état ancien pouvait présenter de bon, sans acquérir ce que l’état actuel pourrait offrir d’utile ; nous avons détruit une société aristocratique, et, nous arrêtant complaisamment au milieu des débris de l’ancien édifice, nous semblons vouloir nous y fixer pour toujours.

Ce qui arrive dans le monde intellectuel n’est pas moins déplorable.

Gênée dans sa marche ou abandonnée sans appui à ses passions désordonnées, la démocratie de France a renversé tout ce qui se rencontrait sur son passage, ébranlant ce qu’elle ne détruisait pas. On ne l’a point vue s’emparer peu à peu de la société, afin d’y établir paisiblement son empire ; elle n’a cessé de marcher au milieu des désordres et de l’agitation d’un combat. Animé par la chaleur de la lutte, poussé au-delà des limites