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ral de plusieurs langues dans une seule qui produit les irrégularités de la grammaire.

Il n’y a pas longtemps que les langues américaines, et en particulier les langues de l’Amérique du Nord, ont attiré l’attention sérieuse des philologues. On a découvert alors, pour la première fois, que cet idiome d’un peuple barbare était le produit d’un système d’idées très-compliquées et de combinaisons fort savantes. On s’est aperçu que ces langues étaient fort riches, et qu’en les formant on avait pris grand soin de ménager la délicatesse de l’oreille.

Le système grammatical des Américains diffère de tous les autres en plusieurs points, mais principalement en celui-ci.

Quelques peuples de l’Europe, entre autres les Allemands, ont la faculté de combiner au besoin différentes expressions, et de donner ainsi un sens complexe à certains mots. Les Indiens ont étendu de la manière la plus surprenante cette même faculté, et sont parvenus à fixer pour ainsi dire sur un seul point un très-grand nombre d’idées. Ceci se comprendra sans peine à l’aide d’un exemple cité par M. Duponceau, dans les Mémoires de la Société philosophique d’Amérique.

Lorsqu’une femme delaware joue avec un chat ou avec un jeune chien, dit-il, on l’entend quelquefois prononcer le mot kuligatschis. Ce mot est ainsi composé : K est le signe de la seconde personne, et signifie tu ou ton ; uli, qu’on prononce ouli, est un fragment du mot wulit, qui signifie beau, joli ; gat est un autre fragment du mot wichgat, qui signifie patte ; enfin schis, qu’on prononce chise, est une terminaison diminutive qui apporte avec elle l’idée de la petitesse. Ainsi, dans un seul mot, la femme indienne a dit : Ta jolie petite patte.

Voici un autre exemple qui montre avec quel bonheur les sauvages de l’Amérique savaient composer leurs mots.

Un jeune homme en delaware se dit pilapé. Ce mot est formé de pilsit, chaste, innocent ; et de lénapé, homme : c’est-à-dire l’homme dans sa pureté et son innocence.

Cette faculté de combiner entre eux les mots se fait surtout remarquer d’une manière fort étrange dans la formation des verbes. L’action la plus compliquée se rend souvent par un seul verbe ;