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à quelque grand objet, elle s’occupe d’une multitude de petits ; elle se montre à la fois violente et tracassière. Du monde politique, qui est, à proprement parler, son domaine, elle pénètre dans la vie privée. Après les actions, elle aspire à régenter les goûts ; après l’État, elle veut gouverner les familles. Mais cela arrive rarement ; la liberté forme, à vrai dire, la condition naturelle des petites sociétés. Le gouvernement y offre trop peu d’appât à l’ambition, les ressources des particuliers y sont trop bornées, pour que le souverain pouvoir s’y concentre aisément dans les mains d’un seul. Le cas arrivant, il n’est pas difficile aux gouvernés de s’unir, et, par un effort commun, de renverser en même temps le tyran et la tyrannie.

Les petites nations ont donc été de tout temps le berceau de la liberté politique. Il est arrivé que la plupart d’entre elles ont perdu cette liberté en grandissant ; ce qui fait bien voir qu’elle tenait à la petitesse du peuple et non au peuple lui-même.

L’histoire du monde ne fournit pas d’exemple d’une grande nation qui soit restée longtemps en république[1], ce qui a fait dire que la chose était impraticable. Pour moi, je pense qu’il est bien imprudent à l’homme de vouloir borner le possible, et juger l’avenir, lui auquel le réel et le présent échappent tous les jours, et qui se trouve sans cesse surpris à l’improviste dans les choses qu’il connaît le mieux. Ce qu’on peut dire avec

  1. Je ne parle point ici d’une confédération de petites républiques, mais d’une grande république consolidée.