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le suivit, muette et docile, de l’air d’une femme qui rêve… Et il parlait sans cesse, tout bas, évoquant l’idée d’un voyage à deux, la vision d’une vie nouvelle, dans les appartements bien clos, où règne un parfum d’élégance intime, dans les fêtes où des parures dignes d’elle enchâsseraient sa beauté comme dans l’or une perle rare ? il murmurait des prières… elle seule pourrait inspirer le génie qui dormait en lui, couvant des chefs-d’œuvre. Il immortaliserait sa grâce et sa jeunesse dans sa gloire, à lui. Puis, plus ardemment encore, il fit vibrer à ses oreilles les mots d’amour, de bonheur, d’union dans la félicité éternelle, toutes ces paroles dorées qui séduisent les femmes et dont les hommes couvrent l’égoïsme de leur désir — musique divine, devenue banale, et dont le sens même échappe à ceux qui la chantent.

Ils avaient dépassé les cromlechs qui entourent la vieille ferme, obliquant à droite, et ils entraient dans un bois de pins où, plus haut que les hautes bruyères, de grandes fougères étendaient leurs éventails verts. Au lourd silence des journées chaudes se mêlaient des rumeurs d’insectes, des bruissements de feuilles, les frémissements insensibles des végétaux qui aspirent la vie dans le soleil. Au centre du bois, entre les droites colonnettes des pins, un menhir colossal se dressait près d’une grosse pierre. Ils s’assirent là, sans qu’elle dît un mot, anéantie par l’émotion, la surprise et une foule de sentiments inconnus qui l’effrayaient.