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Hellé

Après tout, M. Lancelot ne manquerait point de bons partis, et le Néo-Idéalisme n’avait nul besoin de prendre le deuil.

Comme toutes les marieuses, madame Gérard considérait qu’en refusant un fiancé de sa main, je lui faisais une injure personnelle. Avec des lèvres pincées et un mouvement des sourcils, elle répliqua que j’étais libre, que je connaîtrais un jour tout le mérite de M. Lancelot, et que je regretterais de ne pas avoir accordé un crédit de quelques mois à ce jeune homme.

— Mais, chère madame, m’écriai-je en lui prenant la main — car je ne voulais point lui causer de peine — je vous suis très reconnaissante de votre bonne intention. Malheureusement je n’aime pas monsieur Lancelot, et, ma liberté ne me pesant point, je ne l’échangerai que contre les réelles joies d’un amour partagé. Je ne suis nullement ambitieuse, et la perspective de préparer toute ma vie les élections de mon époux ne me semble pas très séduisante.

Madame Gérard se dérida un peu, poussa quelques soupirs et, me regardant dans les yeux :

— Écoutez, Hellé, vous feriez mieux de me dire la vérité. On vous a monté la tête.

On, madame ? Quel est cet on, s’il vous plaît ?

— Je sais… je sais…

— Mais je ne comprends plus du tout.

Elle hésita et, tout à coup, avec la volubilité du ressentiment qui ne se contient plus :

— C’est ce monsieur Genesvrier. Il est amoureux de vous. Tout le monde le dit. Il est toujours chez votre oncle, lui qui ne va chez personne, et c’est un scandale de voir que monsieur de Riveyrac se laisse circonvenir par un individu qui fréquente la crapule — oui, Hellé, la crapule ! — et écrit des livres subversifs. Parbleu, avec ses trente-cinq ans, avec ses cheveux gris, sa mauvaise humeur et les quatre sous qui lui restent d’une belle fortune mangée on ne sait comment, il serait trop heureux de vous épouser pour se ménager une rentrée dans le monde, dans son monde où l’on ne veut plus le recevoir.

— Madame, dis-je avec une émotion extraordinaire, vous oubliez que monsieur Genesvrier est notre ami, qu’il est le neveu de madame Marboy, et que personne n’a le droit de suspecter ses intentions.

— Vous voyez bien que vous le défendez !

— Je défendrai quiconque sera injustement attaqué devant moi, à propos de moi. Monsieur Genesvrier est un homme de talent, un honnête homme que je n’aime point, madame, mais que j’estime un peu plus que monsieur Lancelot. Je sais qu’il a disposé de sa fortune, de quelle façon et dans quel dessein. Madame Marboy m’a tout raconté. Monsieur Genesvrier ne songe point à m’épouser et, bien loin de prétendre aux bonnes grâces de son monde, il vit dans la retraite et ne s’inquiète que de ses travaux.

— Vous en parlez bien chaudement, Hellé, et si monsieur Genesvrier vous demandait en mariage…

— Je ne sais ce que je répondrais, madame, et ceci ne regarde que moi ; mais je puis vous affirmer qu’entre l’amitié de monsieur Genesvrier et l’amour de monsieur Lancelot, mon choix ne serait point douteux… Après tout, que vous importe ? Pourquoi me chercher une querelle en attaquant, à cause de moi, un homme qui ne vous a fait aucun mal ? J’en suis étrangement surprise et affligée.

Il y eut un silence. Madame Gérard fondit en larmes. Elle déclara qu’elle était malheureuse et bien sotte de s’occuper ainsi des autres pour leur bonheur ; qu’on ne l’y prendrait plus ; que peut-être la colère l’avait emportée un peu loin et qu’elle regrettait ses paroles.

Je me prêtai à son désir de réconciliation, et je promis de ne rien conter à mon oncle. Madame Gérard, aussitôt consolée, partit en s’essuyant les yeux.