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Hellé

glaces, de grès flammés et verreries au ton d’onyx. La nappe ouvrée de point de Venise était posée sur une nappe de soie rose, comme la cire des bougies, la mousseline des petits abat-jour, les gros nœuds de moire dressés parmi les orchidées du surtout. La lumière électrique, aux quatre angles du plafond, se tamisait suavement à travers le crêpe de grands pavots pâles. Et ces roses impondérables, mats et chatoyants, des soies, des fleurs, de l’atmosphère même, colorée par le jeu des clartés, cette symphonie qui allait du pourpre tendre au rose à peine nuancé des chairs de blonde, n’offusquait le regard par aucune note discordante. Madame de Nébriant avait su éviter le danger du mauvais goût qui menace ces fantaisies. Vêtue d’une simarre de velours blanc, elle recevait les félicitations avec un plaisir visible.

— Direz-vous encore que vous êtes indifférente au luxe, Hellé ? demanda Maurice, un peu ironiquement. Avouez que cette fête des yeux vous a séduite. Où sont les meubles de sapin et les murs blanchis à la chaux que vous célébriez sur un mode lyrique, l’autre jour ?

— J’admire le luxe quand il devient un art, mais je puis m’en passer. Les roses de quatre sous valent les orchidées de cinq francs. Je vous assure que la vieille bibliothèque de la Châtaigneraie, avec ses hautes fenêtres, ses meubles lourds et luisants, était tout aussi belle à voir que l’appartement de votre cousine.

Madame de Nébriant, traînant les flots de velours, se hâtait vers M. Rébussat : je vis un petit homme à figure de méridional, brune, maigre, spirituelle. Il serra la main de Maurice en lui adressant quelques mots flatteurs sur le succès de son drame et la grâce de sa fiancée. Le vieux sénateur Legrain accapara le ministre. Le directeur d’un grand journal politique les rejoignit. Je dus me mêler au groupe des femmes ; la jaune madame Legrain, en satin noir ; la comtesse de Jonchères, rousse aux épaules célèbres, émergeant d’une robe Empire en satin blanc ; madame Salmson, une Danoise, frêle comme Ophélia, belle de son teint de neige et de ses yeux pâles où Maurice disait entrevoir l’infini d’un ciel polaire ; mademoiselle Frémant, une femme de lettres, très laide, très intelligente, pétrie de fiel et de vinaigre, recherchée et redoutée de tous. Deux clubmen admirablement coiffés, chemisés, habillés, chaussés, discutaient avec elle des problèmes de sentiment.

Je n’étais pas sympathique à ces dames, sauf à mademoiselle Frémant, que j’intéressais. On me trouvait trop orgueilleuse dans mon silence, trop hardie dans les opinions que j’exprimais, pas assez jeune fille, insoucieuse de plaire. Il y avait dans cette malveillance très dissimulée un peu de rancune jalouse, car toutes les amies de la baronne avaient nourri l’espoir de charmer Clairmont et de le fixer. Madame Legrain lui destinait sa fille ; madame de Jonchères se destinait à lui ; madame Salmson était prête à devenir sa muse mystique. Seule, mademoiselle Frémant échappait à la séduction. Elle détestait Maurice comme elle détestait tous les hommes et le criblait de flèches fines, qu’il recevait sans oser se fâcher.


M. RÉBUSSAT.
À table, je me trouvai entre Maurice et l’un des clubmen, en face de la baronne, que le ministre et le sénateur encadraient. Maurice, attentif aux moindres paroles de Rébussat, ne me parlait guère, et ma réserve obstinée glaça bientôt l’insipide bavardage de mon voisin de droite.