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et même quelques simples soldats, le vinrent trouver pour savoir ce qu’ils obtiendraient s’ils remportaient la victoire. Il les renvoya tous, après les avoir remplis d’espérance. Tous ceux qui s’entretenaient avec lui, l’exhortaient à ne pas combattre en personne et à se tenir à l’arrière-garde. Ce fut dans ce moment que Cléarque lui fit à peu près cette question : « Penses-tu, Cyrus, que ton frère combatte ? – Oui, par Jupiter ; s’il est fils de Darius et de Parysatis, et mon frère, ce ne sera pas sans coup férir que je m’emparerai de son trône. »

Pendant que les soldats s’armaient, on en fit le dénombrement ; il se trouva de Grecs dix mille quatre cents hoplites, et deux mille quatre cents peltastes ; parmi les Barbares de l’armée de Cyrus, cent mille hommes, avec environ vingt chars armés de faux. L’armée ennemie montait, disait-on, à douze cent mille hommes, et les chars armés de faux à deux cents, sans compter six mille chevaux commandés par Artagerse, et qui étaient placés devant le roi. Il y avait quatre principaux commandans, généraux ou conducteurs de cette armée du roi, ayant chacun trois cent mille hommes à ses ordres, Abrocomas, Tissapherne, Gobryas, Arbace ; mais il ne se trouva à la bataille que neuf cent mille hommes, avec cent cinquante chariots armés de faux, Abrocomas étant arrivé de la Phénicie cinq jours après l’action. Cyrus, avant la bataille, apprit ces détails des transfuges de l’armée du grand roi, détails qui furent confirmés depuis par les prisonniers.

Cyrus marcha ensuite en ordre de bataille avec toutes ses troupes tant grecques que barbares ; il s’attendait, en effet, que le roi l’attaquerait ce jour-là. Il ne fit que trois parasanges, parce qu’il rencontra, au milieu de cette marche, un fossé creusé de main d’homme ; ce fossé, qui avait cinq orgyes de large sur trois de profondeur, était long de douze parasanges, et s’étendait en haut, dans la plaine, jusqu’au mur de la Médie. Il y a, dans cette plaine, quatre canaux qui dérivent du Tigre ; ils sont très profonds, larges d’un plèthre, et portent des bateaux chargés de blé. Ils se jettent dans I’Euphrate, et ont de l’un à l’autre la distance d’une parasange ; on les passe sur des ponts.

Près de l’Euphrate, entre le fleuve et le fossé, était un passage étroit, d’environ vingt pieds. Le grand roi avait fait creuser ce fossé pour se retrancher, lorsqu’il avait appris que Cyrus marchait à lui. Cyrus et son armée passèrent le défilé et se trouvèrent au-delà du fossé. Le roi ne se présenta point ce jour-là pour combattre ; mais on remarqua beaucoup de traces de chevaux et d’hommes qui se retiraient. Cyrus alors ayant fait venir le devin Silanus d’Ambracie, lui donna trois mille dariques, parce que, onze jours auparavant, il lui avait annoncé, pendant qu’il sacrifiait, que le roi ne combattrait pas de dix jours. « S’il n’y a pas d’action dans ces dix jours, avait repris Cyrus, il n’y en aura point du tout ; si tu dis la vérité, je te promets dix talens. » Le terme expiré, il lui donna cette somme.

Comme le roi ne s’était point opposé au passage du fossé, Cyrus crut, ainsi que beaucoup d’autres, qu’il ne pensait plus à combattre ; et le lendemain il marcha avec moins de précaution. Le surlendemain il s’avançait sur son char, avec peu de soldats devant lui, la plus grande partie des troupes marchant en désordre, beaucoup de soldats faisant porter leurs armes sur des chariots ou sur des bêtes de somme.


CHAPITRE VIII.

C’était à peu près l’heure où le peuple afflue dans les places publiques, et l’on n’était pas loin du camp qu’on voulait prendre, lorsque soudain l’on voit accourir, bride abattue, sur un cheval tout en sueur, Patagyas, Perse de la suite de Cyrus, et l’un de ses confidens ; il crie en langue barbare et en grec, à tous ceux qu’il rencontre, que le roi s’avance avec une armée innombrable, prêt à les charger. Aussitôt, grand tumulte ; les Grecs et les Barbares s’attendent à être chargés avant d’avoir pu se former. Cyrus saute à bas de son char, revêt sa cuirasse, monte à cheval, et après avoir pris des javelots, ordonne que tous les soldats s’arment, et que chacun prenne son rang.

Les Grecs se formèrent à la hâte, Cléarque à l’aile droite appuyée à l’Euphrate ; Proxène le joignait, suivi des autres généraux ; Ménon et son corps étaient à l’aile gauche. À la droite, près de Cléarque, on plaça, avec les peltastes grecs, environ mille cavaliers paphlagoniens ; Ariée, lieutenant général de Cyrus, occupait la gauche avec le reste des Barbares. Cyrus se