Page:Thucydide - Œuvres complètes, traduction Buchon, pp001-418, 1850.djvu/298

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

XCII. Aussi se pressaient-ils d’élever le mur : ils y ménageaient de petites portes, des sentiers dérobés, des retraites qu’on pourrait offrir aux ennemis. Ils voulaient le terminer avant que leurs adversaires pussent y mettre obstacle. Les propos dont ils étaient l’objet se tenaient d’abord en secret et entre peu de personnes : mais quand Phrynicus, au retour de sa députation à Lacédémone, eut été attaqué en trahison, à l’heure où le marché est le plus fréquenté, par un des hommes qui faisaient la ronde, et tué sur-le-champ, presque au sortir du conseil ; quand un certain Argien, son complice, ayant été arrêté et mis à la torture par ordre des quatre-cents, ne déclara personne qui eût ordonné le crime, et dit seulement que tout ce qu’il savait, c’est que bien des personnes s’assemblaient chez le commandant de la ronde et dans d’autres maisons ; quand on vit cet événement n’avoir aucune suite, alors Théramène, Aristocrate et tous ceux qui pensaient de même, soit qu’ils fussent ou non du corps des quatre-cents, poussèrent les choses avec bien plus de résolution. Déjà les vaisseaux partis de la Laconie avaient pris terre à Épidaure et infesté le territoire d’Égine. Théramène faisait remarquer que si leur destination eût été de passer dans l’Eubée, ils ne seraient pas entrés dans le golfe d’Égine, et n’auraient pas ensuite mis à l’ancre à Épidaure ; qu’ils étaient donc en effet mandés pour l’objet dont il ne cessait de se plaindre, et qu’il n’était plus temps de se tenir en repos. Enfin, après bien d’autres discours capables de mettre en défiance et d’exciter un soulèvement, on en vint aux effets. Aristocrate lui-même était commandant des compagnies d’hoplites qui travaillaient au mur dans le Pirée, et il avait sa compagnie avec lui. Ces hoplites arrêtèrent Alexiclès : c’était un général de l’oligarchie, fortement attachée au parti contraire à celui de Théraméne. Ils le conduisirent dans une maison où ils le tinrent aux arrêts. Plusieurs personnes les secondérent, et entre autres Hermon, commandant des rondes établies à Munychie : mais le principal, c’est que le corps des hoplites était de cette faction.

Les quatre-cents siégeaient en ce moment au conseil ; des qu’on leur rapporta ce qui venait de se passer, tous furent prêts à courir aux armes, excepté ceux à qui déplaisait l’état actuel. Ils menaçaient Théramène et tous ceux qui pensaient comme lui. Théramène, pour se justifier, dit qu’il ne demandait pas mieux que de les accompagner pour délivrer Alexiclès, et prenant avec lui l’un des généraux qui partageait ses sentimens, il courut au Pirée. Aristarque y vint aussi avec les jeunes chevaliers. C’était partout un grand mouvement, un tumulte épouvantable. Dans la ville, tous croyaient que le Pirée était pris, et Alexiclès égorgé ; au Pirée, que les gens de la ville allaient tomber sur eux. Ces derniers couraient en effet de tous côtés, et allaient prendre les armes ; ce fut avec peine qu’ils furent retenus par les vieillards, et par Thucydide de Pharsale, hôte d’Athènes, qui se trouvait là. Il les arrêtait tous les uns après les autres, et leur criait de ne pas perdre l’état, quand ils avaient si près d’eux les ennemis. Ils s’apaisèrent et n’en vinrent pas aux mains les uns contre les autres.

Comme Théramène était lui-même général, quand il fut au Pirée, il se mit fort en colère contre les hoplites, mais de bouche seulement ; au lieu qu’Aristarque, et ceux de la faction contraire étaient en effet dans l’indignation. Cela n’empêcha pas les hoplites d’aller la plupart à l’ouvrage, sans se repentir de ce qu’ils avaient fait. Ils demandèrent à Théramène s’il croyait que ce fût pour le bien de l’état que s’élevait la muraille, et s’il ne vaudrait pas mieux la raser. Sa réponse fut que, s’ils jugeaient à propos de l’abattre, il était de leur avis. Aussitôt les hoplites et une foule de gens du Pirée montent sur le mur et le démolissent. Pour animer la multitude, on lui disait que ceux qui voulaient que les cinq-mille eussent l’autorité, au lieu des quatre-cents, devaient mettre la main à l’ouvrage. En s’exprimant ainsi, on employait le nom des cinq-mille pour se mettre à couvert, et ne pas parler tout haut de rendre au peuple l’autorité. On craignait que ce corps des cinq-mille n’existât en effet, et qu’on ne fût en danger de se perdre, en disant, sans le savoir, certaines choses à quelqu’un d’entre eux. C’était par cette même raison que les quatre-cents voulaient que les cinq-mille n’existassent pas, sans qu’on sût qu’ils n’avaient pas d’existence ; ils sentaient bien que faire participer tant de monde au gouvernement, c’était former un état populaire ; mais que garder la-dessus le secret, c’était tenir les citoyens dans la crainte les uns des autres.