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et faisant voile pour le Péloponnèse, il se joignit à Chariclès et aux trente vaisseaux d’Athènes. Ils prirent avec eux des hoplites d’Argos et voguèrent vers la Laconie. D’abord ils ravagèrent quelques campagnes d’Épidaure-Liméra[1], et prenant terre ensuite dans la partie de la Laconie qui regarde Cythère, et où est le temple d’Apollon, ils saccagèrent quelques champs et fortifièrent un endroit qui a la forme d’un isthme : c’était pour offrir un asile aux hilotes qui déserteraient de chez les Lacédémoniens, et un repaire aux brigands qui sortiraient de ce lieu, comme de Pylos, pour exercer la rapine. Démosthène, après s’en être emparé, partit pour Corcyre ; il devait en prendre avec lui les alliés, et diriger aussitôt sa route vers la Sicile. Chariclès attendit que les fortifications fussent terminées ; il y laissa une garnison, et, à son retour, il emmena trente navires. Les Argiens s’en retournèrent en même temps.

XXVII. Il vint à Athènes, dans le cours du même été, treize cents peltastes de ces Thraces qui sont armés de poignards : ils sont de la race des Diens. Leur destination était de partir avec Démosthène ; mais comme ils arrivèrent trop tard, les Athéniens résolurent de les renvoyer. On leur donnait à chacun une drachme[2] par jour, et il semblait trop onéreux de les garder, quand on avait d’ailleurs à soutenir les dépenses qu’entraînait la guerre de Décélie. Toutes les troupes de Lacédémone avaient été d’abord employées, cet été, à fortifier la place, et elle était occupée depuis par des garnisons qu’y faisaient passer les villes et qui se succédaient à un temps déterminé, ce qui tourmentait beaucoup Athènes. Les affaires de cette république étaient surtout ruinées par les pertes qu’elle éprouvait en hommes et en argent. Jusqu’alors elle avait supporté des incursions de courte durée, qui ne l’empêchaient pas, tout le reste du temps, de tirer parti de son territoire ; mais à présent que les ennemis restaient constamment dans le fort ; que quelquefois il en venait plus qu’il n’en pouvait contenir ; qu’il arrivait même que des troupes aussi nombreuses que celles qu’il renfermait, étaient obligées de courir la campagne et de vivre de butin ; et que le roi Agis se tenait dans l’Attique et n’y faisait pas mollement la guerre, les Athéniens se voyaient réduits à la plus dure extrémité. Ils étaient privés de toute leur campagne ; plus de vingt mille de leurs esclaves avaient pris la fuite, et c’était presque tous des gens de métier ; tous leurs bestiaux, toutes leurs bêtes de somme étaient perdues. Comme la cavalerie était journellement sur pied, faisant des courses sur Décélie ou gardant le territoire, les chevaux étaient ou blessés ou boiteux ; ce qui devait arriver, puisqu’on ne cessait de les fatiguer sur un terrain inégal.

XXVIII. L’importation des denrées qu’on tirait de l’Eubée se faisait autrefois d’Orope par terre en traversant Décélie, ce qui diminuait le chemin ; mais elle était devenue dispendieuse depuis qu’on était obligé de la faire par mer en tournant Sunium. La ville manquait à la fois de tous les objets qu’on tirait du dehors, et c’était moins une cité qu’une garnison. Les citoyens se succédaient pendant le jour pour monter la garde sur les remparts, et la nuit, en hiver comme en été, tous, excepté les chevaliers, se fatiguaient sur les murailles ou dans les corps-de-garde. Ce qui les accablait le plus, c’était d’avoir deux guerres à soutenir à la fois. Ils en étaient venus à un point d’opiniâtreté, que, si l’on avait entendu dire auparavant qu’ils en fussent capables, on n’aurait pu le croire. Qui aurait imaginé qu’investis par les retranchemens qu’avaient élevés les Syracusains, ils ne quitteraient pas encore la Sicile, qu’ils construiraient des travaux semblables autour de Syracuse, ville par elle-même aussi grande qu’Athènes, et qu’ils dérangeraient ainsi toutes les opinions de la Grèce sur leur force et leur audace ? Au commencement de la guerre, les uns pensaient que, si les Péloponnésiens entraient dans l’Attique, les Athéniens pourraient bien tenir un an, d’autres deux, d’autres trois, mais personne davantage ; et dix-sept ans après la première invasion, déjà entièrement épuisés par cette guerre, ils passèrent en Sicile et se surchargèrent d’une seconde guerre aussi pesante que celle qu’ils soutenaient encore contre le Péloponnèse. Il n’est donc pas étonnant qu’avec tout le mal que leur causait Décélie, et toutes les autres dépenses qui leur survenaient et qui étaient immenses, ils fussent dans une entière disette

  1. Épidaure-Liméra. On pourrait traduire Épidaure l’affamée, car, suivant le scoliaste, le mot liméra vient de limos qui signifie famine.
  2. Dix-huit sols.