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vertement. S’ils en ont la volonté, ils en ont aussi mieux que personne le pouvoir. Ils ont beaucoup d’or et d’argent, et c’est ce qui décide la fortune de la guerre et de tout le reste. Envoyons aussi à Lacédémone et à Corinthe ; demandons-y qu’on nous donne de prompts secours, et qu’on fasse en même temps une invasion dans l’Attique. Mais il est une chose que je crois plus importante que tout le reste, et dont notre nonchalance accoutumée ne me permettra pas de vous persuader aisément ; cependant je vais vous la dire : c’est que tous tant que nous sommes de Siciliens, s’il se peut, ou du moins le plus grand nombre qu’il sera possible avec nous, nous mettions à flot tout ce que nous avons de bâtimens, et qu’avec des vivres pour deux mois nous allions au devant des Athéniens, à Tarente et au cap d’Iapygie. Qu’ils sachent qu’avant de combattre pour la conquête de la Sicile, ils auront des combats à livrer pour le passage de la mer Ionienne. Ce serait surtout ainsi que nous leur causerions le plus de terreur, et comme nous ne manquerions pas d’être reçus à Tarente, nous les obligerions de considérer que, gardiens de notre pays, nous avons pour point de départ une terre amie ; qu’ils ont une grande étendue de mer à traverser avec tout leur appareil, qu’il leur sera difficile, dans un si long trajet, de rester en bon ordre, et qu’il nous sera facile à nous de les attaquer, lorsqu’ils avanceront lentement et par petites divisions. Supposons qu’ils allègent leurs vaisseaux, et qu’ils voguent en rangs plus serrés, pour nous offrir le combat ; s’ils se servent de la rame, nous tomberons sur eux quand ils seront fatigués ; si nous ne le voulons pas, nous serons maîtres de nous retirer à Tarente. Mais eux, qui se seront embarqués avec peu de provisions, et comme pour ne soutenir qu’un combat naval, ne pourront manquer d’éprouver la disette sur des côtes inhabitées. Qu’ils y restent, ils y seront assiégés par le besoin ; ou s’ils tentent le passage, ils abandonneront une partie de leurs ressources, et trop mal assurés des bonnes intentions des villes, incertains d’y être reçus, ils tomberont dans l’abattement. Pour moi, je pense qu’arrêtés par ces motifs, ils ne partiront même pas de Corcyre ; mais que tout occupés à tenir conseil, et à faire observer combien et en quel endroit nous sommes, ils pousseront le temps jusqu’à l’hiver, ou que frappés de ces obstacles inattendus, ils renonceront à leur expédition. D’ailleurs, à ce que j’entends, c’est à contre-cœur que le plus expérimenté de leurs généraux les conduit : qu’on nous voie faire quelque action d’éclat, il saisira ce prétexte avec joie. Je suis bien sûr qu’on annoncera nos forces avec exagération. Les opinions se forment sur les bruits courans, et l’on craint plus l’ennemi qui est le premier à attaquer que ceux qui font connaître qu’ils se défendront en cas d’attaque : on croit qu’ils ne sont point inférieurs aux dangers qu’ils affrontent. Cette crainte, les Athéniens l’éprouveraient. Ils viennent à nous dans l’idée que nous ne nous défendrons pas ; ils nous méprisent justement, parce que nous ne nous sommes pas unis aux Lacédémoniens pour les détruire. Mais s’ils nous voyaient une audace qu’ils sont loin de nous supposer, ils seraient plus frappés de cet événement inattendu que de nos forces effectives, s’ils pouvaient les connaître.

« Croyez-moi donc ; osez ce que je vous conseille ; sinon, faites du moins au plus tôt tous vos préparatifs pour la guerre. Que chacun se représente que c’est dans la chaleur de l’action qu’il est beau de montrer son mépris pour les agresseurs ; mais que le parti le plus utile à prendre maintenant, c’est de regarder nos ennemis comme dangereux, et de faire contre eux, avec un sentiment de crainte, les dispositions les plus sûres. Les Athéniens arrivent ; je sais qu’ils sont en mer ; je dirais presque qu’ils sont ici. »

XXXV. Voilà ce que dit Hermocrate. De grandes disputes s’élevèrent parmi les Syracusains. Les uns assuraient que les Athéniens ne viendraient pas, et que les bruits qu’on semait étaient faux : quand ils viendraient, disaient les autres, quel mal nous feraient-ils, sans en recevoir encore plus de notre part ? D’autres méprisaient ces rumeurs et tournaient l’affaire en risée. Il en était peu qui crussent Hermocrate et qui craignissent l’événement. Athénagoras s’avança : c’était un chef du peuple et l’homme en qui la plupart eussent alors le plus de confiance. Il parla de la sorte :

XXXVI. « Il serait bien lâche, ou bien mal intentionné pour sa patrie, celui qui ne souhaiterait pas de voir les Athéniens prendre une si