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n’irait furtivement dans l’Ile ; que les Athéniens continueraient de faire une bonne garde autour de l’île, mais sans y descendre ; qu’ils ne porteraient les armes contre l’armée du Péloponnèse ni par terre ni par mer ; qu’à la première violation que l’un des partis apporterait à ce traité, quelque faible qu’elle pût être, il serait rompu ; que d’ailleurs l’armistice durerait jusqu’à ce que les députés de Lacédémone fussent revenus d’Athènes ; que les Athéniens les transporteraient et les ramèneraient sur une trirème ; qu’à leur retour la trêve cesserait et que les Athéniens rendraient les vaisseaux dans l’état où ils les auraient reçus.

Telles furent les conditions de ce traité ; les vaisseaux furent livrés au nombre d’environ soixante, et les députés furent expédiés. Arrivés à Athènes, ils parlèrent ainsi :

XVII. « Lacédémone nous envoie traiter avec vous, ô Athéniens, sur le sort de nos guerriers renfermés à Sphactérie, et vous faire des propositions à la fois utiles à vous-mêmes et les plus honorables pour nous que puissent comporter nos infortunes présentes. Ce ne sera pas nous écarter de nos lois que de prononcer un long discours ; il est conforme à l’esprit de notre pays de dire peu de paroles quand elles suffisent, et d’en prononcer davantage quand il s’agit d’instruire de quelque chose d’essentiel ceux qui nous écoutent. Ne prenez pas ces mots en mauvaise part et comme sortant d’une bouche ennemie, et ne croyez pas qu’en parlant d’instruction nous vous taxions d’ignorance ; mais nous voulons vous rappeler, comme à des gens instruits, les meilleures résolutions que vous ayez à prendre. En effet, il ne tient qu’à vous de tirer un beau parti de votre fortune actuelle, de conserver ce que vous possédez et d’y ajouter de l’honneur et de la gloire. Vous ne ferez pas comme les hommes à qui, par extraordinaire, il arrive quelque chose d’heureux : égarés par de folles espérances, ils désirent toujours plus qu’ils ne viennent d’obtenir, parce qu’ils n’avaient pas lieu de s’attendre à leur bonheur ; mais ceux qui bien des fois ont éprouvé les vicissitudes fâcheuses ou prospères de la fortune, doivent avoir bien peu de confiance à ses caresses. C’est ce que l’expérience a dû vous apprendre, et ce dont elle nous a surtout bien instruits.

XVIII. « Reconnaissez à nos malheurs l’inconstance du sort. Nous, considérés plus que personne entre les Grecs, nous avons recours à vous, après avoir pensé long-temps que c’était à nous d’accorder aux autres ce que nous venons vous demander. Et ce n’est point à l’insuffisance de nos forces ni à l’insolence qu’inspire une prospérité nouvelle, qu’il faut attribuer notre infortune ; nous avons été trompés par des avantages qui toujours nous avaient appartenu, et c’est ce qui peut de même égarer tous les hommes. Il ne faut donc pas que la puissance actuelle de votre république, ni la gloire que vous venez d’y ajouter, vous fassent croire que la fortune sera toujours à votre suite. Les sages sont ceux qui mettent en sûreté ses faveurs, dont ils connaissent l’instabilité ; ils sont aussi plus habiles que d’autres à supporter les revers. Ils croient, non que la guerre suive le cours qu’un parti veut lui prescrire, mais qu’elle marche comme elle est menée par la fortune. Ceux qui pensent ainsi sont les moins exposés aux grands revers, parce qu’incapables de se laisser emporter par la confiance qu’inspirent les succès, ils ne sont jamais plus disposés à terminer leurs querelles qu’au milieu de leurs exploits les plus éclatans. Voilà le beau moment, Athéniens, de prendre avec nous cette conduite. Il est en votre disposition de laisser à la postérité une opinion ineffaçable de votre puissance et de votre sagesse ; et comme tout est sujet aux revers, craignez, s’il vous arrive d’en éprouver un jour, pour ne nous avoir pas écoutés, qu’on n’attribue à la fortune vos prospérités actuelles.

XIX. « Les Lacédémoniens vous invitent à traiter avec eux et à terminer la guerre. Ils vous offrent la paix, leur alliance, leur amitié, la plus parfaite intimité entre les deux nations, et ne demandent en retour que leurs citoyens renfermés dans Sphactérie. Ils pensent qu’il est plus avantageux aux deux partis de ne pas s’exposer au hasard de les voir s’ouvrir de vive force une retraite, s’il survenait quelque événement favorable, ou perdre encore plus complètement leur liberté, s’ils étaient obligés de se rendre. Nous croyons qu’une paix solide peut succéder aux grandes inimitiés, moins quand l’un des deux partis, après une vigoureuse résistance et des avantages multipliés, impose à l’autre, sous la foi des sermens, des conditions